Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

P comme Passeuse de mémoire - Odette Perrier (1909-2005)

Tous les textes de cette couleur contiennent un lien vers une autre page, interne ou externe. Pour y accéder, il suffit de cliquer sur le texte.

Odette (1909-2005)

Je n’ai pas connu mes grands-mères, toutes deux décédées bien avant ma naissance. J’ai rencontré mes grands-pères, mais je ne peux pas dire que je les ai « connus ». Ils sont décédés alors que j’avais 6 ou 7 ans. Pour mes parents, la mémoire familiale n’était pas un sujet de conversation. Leurs parents avaient déjà rompu avec cette mémoire, en "émigrant" de leurs provinces natales vers la région parisienne. Des parcours de vies un peu chamboulés ont eu raison de leur envie de raconter leur histoire.

Et j’ai rencontré Odette, compagne – et cousine – d’Arsène, mon beau-père. Odette était la mémoire vivante de sa famille. Elle racontait le passé, elle racontait la vie d’avant, elle racontait ses parents, ses oncles, ses tantes...

Ses récits étaient directs. Elle ne faisait pas de grandes phrases. Elle racontait ce qu’elle avait vécu, ce qu’elle avait ressenti, compris. Elle racontait les qualités, mais aussi les défauts de chacun. Sans fard, mais toujours avec un grand respect.

  • Je ne mens pas, ah non, je ne mens pas. C’était comme ça.

Elle mettait de la vie dans les photos qu’elle montrait parfois. Ces gens, les petits, les grands, s’incarnaient. Ils vivaient à travers ses paroles. Je les voyais vivre leur vie quotidienne.

Chez mes beaux-parents, il y avait un petit meuble. Sur ce meuble, des photos, et posées devant les photos, des bougies.

  • Ce sont mes morts.
  • Demain, j’allumerais une bougie pour Fernande, c’est son anniversaire.
  • Hier, j’ai changé la rose de la petite Roro. L’autre était fanée.

Ses morts faisaient partie de sa vie. C’était naturel pour elle d’en parler. Il est vrai qu’elle avait rencontré la mort très tôt, à 6 ans. Adrien, son père n’était pas revenu de la « Grande Guerre ». Elle évoquait son souvenir avec douceur, mais aussi avec colère.

  • Un père de 4 enfants ! Mais comment peut-on envoyer à la guerre un père de 4 enfants ?
  • Papa est venu en permission. Je ne savais pas, personne ne savait que c’était la dernière fois que nous le voyions. Et le soir, quand il est reparti, je dormais. Il n’a pas voulu me réveiller. Papa est parti sans que je lui dise aurevoir une dernière fois. Et toute la tristesse de la petite fille de 6 ans s’exprimait dans son regard.

La vie d’Adrienne, sa mère, s’est déroulée dans le deuil et la résignation. Elle est devenue une femme dure aux yeux de sa fille. Une femme fière aussi, qui ne voulait pas accepter la pitié des autres, en fait ce qu’elle prenait pour de la pitié.

  • On était pupilles de la Nation. Maman aurait pu avoir des secours. Mais elle ne voulait pas demander. Ce n’était pas drôle tous les jours. J’ai eu faim, oui, j’ai eu faim.

De ses années d'école, elle avait gardé le souvenir d'une course permanente :

  • On habitait loin de l'école. Il fallait courir pour arriver à l'heure. Et avant de partir, il fallait faire les corvées. Le soir, pareil. Le midi, on ne restait pas à la cantine. On aurait pu, comme Pupilles de la Nation, mais Maman ne voulait pas... Alors, on courait pour rentrer, on mangeait à toute vitesse, et on repartait, toujours en courant. Et souvent, le ventre à moitié vide. J'aimais bien l'école, j'aurais bien voulu continuer l'école, mais Maman n'a pas voulu. A partir de 12 ans, j'ai travaillé, je ne gagnais pas grand-chose, mais c'était toujours ça.

Quelques souvenirs heureux :

  • Quand on y allait, on avait droit à un bon goûter : une tartine de miel, une pomme, et pour les plus grandes, un fond de verre de cidre. C’était bon... . En disant cela, elle se frottait le ventre, comme une enfant, tout en souriant.

Elle racontait ses promenades autour de Lisieux, le dimanche. Le bonheur simple de respirer, de sentir le vent, de chanter, et même... de faire un peu les folles sur la route.

Et de la colère, toujours un peu :

  • Un jour, après que le grand deuil de papa a été terminé, j’ai eu un beau chapeau de paille. Il était blanc, avec de jolies fleurs. J’étais tellement contente. Et la grand-mère est morte. Et c’est reparti pour le noir du deuil. Maman a teint mon joli chapeau en noir ! J’étais en colère et je lui ai dit. Elle m’a répondu qu’on ne pouvait pas se promener en blanc quand on était en deuil. J’ai passé toute mon enfance en noir : il y avait toujours quelqu’un qui mourait !

Un peu plus tard, elle a commencé à passer ses vacances chez sa tante, la mère d’Arsène. Pas vraiment pour prendre du "bon temps", plus pour aider : son oncle et sa tante tenaient un commerce. Et sa tante s’était mise dans la tête de lui apprendre la broderie.

  • Un supplice, je n’arrivais à rien. Alors la tante défaisait tout ce que je faisais, et il fallait que je recommence, que je recommence... Un rire : Ça n’a servi à rien : je n’ai jamais su broder ! Et puis, honnêtement, je pense que je ne voulais pas apprendre. C’était drôle de la voir se mettre en colère.

Elle m’a raconté sa rencontre avec Robert. Puis son mariage. Robert travaillait "aux chemins de fer". Peu à peu, il a gravi les échelons, et est devenu conducteur de locomotive.

  • Même Maman était fière, quand elle disait : "Mon gendre conduit des locomotives".

Ils ont déménagé au fil des affectations de Robert. Les enfants sont nés, en particulier Roberte, qui restera pour toujours « la petite Roro », emportée par la maladie à l’âge de 3 ans. Alors que j’attendais mon premier enfant, Odette m’a raconté la mort de la fillette. Sa toux, les visites répétées du médecin, le "départ" de la petite fille blottie dans les bras de sa mère. Elle racontait, toujours avec la même voix calme, les yeux perdus au loin, et sur son visage, les larmes qui coulaient.

Puis est venue la guerre. La difficulté de trouver à manger tous les jours. La difficulté de chausser et d’habiller deux garçons, "qui n’arrêtaient pas de grandir. La guerre, ils s’en moquaient : ils continuaient de grandir !"

Et la mort de Robert, dans sa locomotive, pris sous un bombardement anglais.

  • Je n’en veux pas aux Anglais. J’ai eu envie de leur en vouloir : ils avaient tué Robert. Je n’ai pas réussi ! Mais quand même, ils auraient pu voir que ce n’était pas un train transportant des armes. Enfin, peut-être... De là-haut, ça ne devait pas être facile.

Elle connaît à son tour la difficulté de se retrouver seule responsable de l’éducation de deux enfants.

  • C’est vrai que j’ai mieux compris Maman. On devient dure quand il s’agit de protéger ses enfants, et qu’on est seule.

Et la guerre qui rattrape ses fils : l’Indochine pour l’un, l’Algérie pour l’autre.

  • Mais ils sont revenus tous les deux. Je crois que n’aurais pas supporté de ... Non, je ne veux même pas y penser...

Odette ne faisait qu’une prière à Dieu :

  • Je veux partir avant mes fils. Avant eux. J’ai connu trop de morts que j’aimais, que j’aimais tant... Elle a été exaucée.

La vie d’Odette s’est déroulée au XXème siècle. Mais en l’écoutant, j’avais toujours l’impression qu’elle parlait d’un autre temps, plus lointain. En changeant quelques mots, bien des femmes au cours des siècles précédents auraient pu faire le même récit.

Odette, devant sa maison natale, à Lisieux (14), rue des Petits-Jardins


La fiche d'Odette sur mon arbre Geneanet :

Son père, Adrien Perrier :

Article publié dans le cadre du ChallengeAZ 2020

Mon thème : "Mon univers généalogique"

Tous les articles du ChallengeAZ 2020 Tous les articles du ChallengeAZ 2021

Les défis d'écriture

Tout, tout, tout sur ce blog, en cliquant sur ce texte

Si vous souhaitez partager vos propres réalisations : textes, vidéos, graphismes, BD, podcasts, livres photos et autres... vous pouvez les partager sur le groupe Facebook que j'ai créé à cet effet. Sur ce groupe, vous pouvez aussi lire des articles d'autres auteurs. Il s'agit d'un groupe privé, il faut donc s'y abonner. Vous pouvez toujours - abonné(e) ou pas - prendre connaissance des objectifs de ce groupe en lisant le texte de présentation.

Raconter sa généalogie

Vous pouvez aussi retrouver mes articles sur ma page Facebook, qui fonctionne comme un site "miroir" de ce blog (page en accès libre).

desancetresetdesactes

%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%%

Retour à l'accueil
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
M
Le passage de mémoire se perpétue avec beaucoup de tendresse dans votre narration !
Répondre
J
Merci
C
quel article touchant ! cela me remue les tripes ..... votre Odette me fait penser à ma tante Jeanine qui avait toujours une anecdote à raconter sur la famille et comme elle était bavarde, un idée en amenait une autre.... j'aurai passer des heures à l'écouter. merci pour ce partage .
Répondre
J
Le plus difficile c'est, au choix de penser à noter ce qu'elle disait, ou de choisir ce que l'on retranscrit. Il m'est revenu autre chose. Odette parlait "des jeunes d'aujourd'hui" qui ne sont pas "comme nous". A la question "De quels jeunes parlez-vous ?", elle a répondu "Ben, des jeunes de 70 ans !".
V
magnifique ... on passe de sourires attendris à envie de pleurer ... une vie bien racontée, avec ses drames et ses joies .... ce fut un plaisir à lire
Répondre
J
Merci